mercredi 14 janvier 2015








POUR EDDIE ET FOUAD.


9 Avril 1968



J’étais petit, très, c’était le jour de mes 6 ans, entre Stains et la Bastille.



Je venais faire un dessin montrant le général de Gaulle écrasant un manifestant et des CRS affublés du slogan de l’époque et les gros sourcils de Pompidou.

"Baden Baden", la foret noire, pour moi c’était un gâteau à la pâtisserie….

Ma mère a sourit, tu es si petit…

Il y avait la Eddie, qui a mal tourné sur le tard en entrant au Bétar et Fouad qui ne vécut pas son age, mort dans un braquage….

Mais qu’est ce qu’on pouvait rigoler, les soirs de shabbat, on nous invitait volontiers Fouad et moi, pour éteindre les lumières, je n’en pouvais plus des carpes farcies.

« Mangez les chéris, mangez » nous disait Elisa la grand mère d’Eddie, dans leur modeste appartement de la rue Grenier sur l’eau, en face d’un mémorial dont je ne comprenais alors pas grand chose.

Nous allions aussi dans les jardins de la grande Mosquée, retrouver Omar le père de Fouad, après avoir déconné tous ensemble au Jardin des Plantes pour nous sentir ailleurs, un peu d’Orient dans le 5ème.

Au retour avec Eddie et Fouad, après avoir essayé de donner des coups de pieds aux CRS qui surveillaient Censier, nous allions chez Fouad, sa mère Fatima nous serraient tous longuement dans ses bras, « ses fils »

Comme les toutes les mères et grand mères, qui ont connu la guerre et le manque le font, (la mienne aussi, « sacrée » mémé Marianne) celle de Fouad nous disait « mangez un peu de couscous mes fils, mangez vous allez grandir ».



J’ai grandi, eux non, mais nous nous aimions, « ils s’aimaient ».



J’avais la chance d’avoir des grands parents communistes…



Juste quelques mots, posés là, aujourd’hui, avec l’ombre d’un doute, c’est là, au creux de l’enfance que se niche l’espoir, ces deux cultures ont fait de moi ce que je suis, ma Corse aussi…

Eddie, Fouad et moi croisions régulièrement une sorte de Professeur Tournesol, rue Littré, Georges nous aimait bien, il était écrivain, nous nous lisions  Pif Gadget alors…



Georges « Perec », nous dit il un jour, Fouad pensât a un fennec, Eddie à un oncle lointain et rabbin, la barbe sans doute.



Je me souviens…



Un soir il nous lut un texte qu’il venait d’écrire.



J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources ; Mon pays natal, le berceau de ma famille, la maison où je serais né, l’arbre que j’aurais vu grandir (que mon père aurait planté le jour de ma naissance), le grenier de mon enfance empli de souvenirs intacts…



De tels lieux n’existent pas, et c’est parce qu’ils n’existent pas que l’espace devient question, cesse d’être évidence, cesse d’être incorporé, cesse d’être approprié. L’espace est un doute : il me faut sans cesse le marquer, le désigner ; il n’est jamais à moi, il ne m’est jamais donné, il faut que j’en fasse la conquête.



Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés. Il n’y aura plus écrit en lettres de porcelaine blanche collées en arc de cercle sur la glace du petit café de la rue Coquillière : « Ici, on consulte le bottin » et « Casse-croûte à toute heure«.



L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes :



Ecrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.



Nous, on n’a rien compris, mais on a trouvé ça beau…

Il nous achetait des bonbons, ça rend la lecture et l’écoute tout de suite plus facile…



Aujourd’hui qu’ils sont tous partis, j’ai compris…